LA LONGUE NUIT INDOCHINOISE ( Công Binh), un film de Lam Lê,
sortie nationale le 30 Janvier 2013

d’après le livre de Pierre Daum « Immigrés de force », une histoire souvent méconnue, un travail de mémoire que je souhaitais porter à votre connaissance en reconnaissance à Monsieur Lê Dinh Ta, mon beau-frère,  qui fût surveillant d’internat dans notre collège.

Ci-après la critique du film par Long Lê Dinh, son fils , enfant d’O.N.S. de par son père :

« Wir sind die nacht ». « Nous sommes la nuit »…

1939, la nuit est en dedans, au dehors, en l’homme. La peur et la nuit, le silence et la nuit.

C’est déjà le soir… Il y a bien longtemps que le vieil homme ne parle plus des ergots en argent encapuchonnés sur les pattes de ses coqs de combat ni des crues de la rivière Thu Bon qui nappait de limon le sol de la maison familiale. La mémoire s’est envasée. Il se fait tard… De son numéro de matricule, Zaj 47, le vieil homme n’a jamais parlé. Parfois il fait nuit dans la mémoire des hommes. Ils furent des milliers transformés en NN, Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard, frères d’armes des membres du groupe Manouchian, les FTP-MOI : francs-tireurs partisans de la Main d’Oeuvre Immigrée morts dans la lumière. Eux ils furent 20000, travailleurs indochinois requis de force pour l’effort de guerre contre l’Allemagne, intégrés au sein de la MOI : sujets corvéables de la Main d’œuvre Indigène charriant une vie dans la pénombre et le mal du pays. Des années en camps, la guerre, la lutte pour l’indépendance du pays… Après ??? Le silence et le déshonneur d’être considérés au Vietnam comme des collaborateurs de la France colonialiste.

Le vieil homme s’est définitivement tu. En fait, reclus dans l’opprobre et la parole cantonnée dans le mutisme il n’est jamais sorti des camps. Dans un cartable au cuir râpé il conservait un morceau de journal. « Poussière d’empire » : L’importance et l’inutilité d’un message, titrait l’article d’Etienne Chaumeton. Le réalisateur y parlait d’une « pierre d’attente »(1)… Un film de Lâm Lê, fort et lumineux. Dans ce précaire agencement du fatras de l’âme humaine ordonnancé par Lâm Lê, son dernier film « Cong Binh, la longue nuit indochinoise » était déjà en gestation. « Cong Binh » apporte la densité de la chair à « Poussière d’empire » par le témoignage des derniers survivants ayant traversé à marche forcée ces lieux d’être aux sentiments duels ; la ferveur et la foi exaltées, le cadre salvateur de la raison, le destin, le poids du passé, la désillusion, l’oscillation entre espérance et espoir, l’attente et la motion vers la profonde transformation qui ouvrira l’itération des mots d’amour. « Poussière d’empire » était une œuvre matricielle, « Cong Binh » est le coup de fouet de la réalité faisant effraction dans le songe… Une leçon de courage sans alternative.

Lâm Lê donne et prend la parole. Ce film documentaire engagé approuve ces mots de Bertolt Brecht : « Lorsqu’un homme assiste sans broncher à une injustice, les étoiles déraillent ». Lâm Lê acte. Car les hommes font, ce faisant ils se font. Mais il est des situations où l’homme ne s’érige pas, l’histoire les engouffre et les démantèle. Et ceux-là n’ont d’autre avenir que celui d’être dans la lutte. Lutter contre le morcellement et la dispersion, combattre pour une intégrité, l’unité individuelle, familiale, nationale afin d’oublier les espaces de déchirure rythmant la ligne d’une vie tracée en pointillés, d’ici et de là-bas, de nulle part, sous silence, dans l’œil du silence. Lâm Lê les connaît bien ses cong binh, il est de leur famille, un exil en poche. Doucement il dénoue leur parole, avec rigueur pour l’Histoire en ordonne le flot, avec tendresse étanche leur soif et les lave : ni traîtres ni lâches. Son opus est d’eau et de feu, de patience et de combativité, de mort d’âmes tout autant que de passion et de renaissance. Un subtil équilibre dans lequel la brûlure de la douleur n’évapore pas l’authenticité des souvenirs ni l’eau trouble d’une mémoire qui s’efface n’éteint la flamme des convictions. Le réalisateur saisit ces hommes, en capture lueurs et émotions, les aime, les malmène, les éprouve avec justesse et respect. D’une image historique, d’une image exemplaire d’immigrés au devoir d’insertion et d’obéissance il extrait des parts d’une humanité rieuse et douloureuse, souvent frondeuse ; la réalité d’hommes profondément forts et fragiles en leur métissage culturel mal fagoté. Une mise en lumière.

L’écriture cinématographique a cela de puissant : certaines scènes vous transpercent et les traces vous habitent. Il en est ainsi dans « In the mood for love » de Won Kar Wai quand le protagoniste murmure son secret dans le creux d’une pierre des temples d’Angkor et le scelle avec un peu de mousse, de même dans  « Apocalypse now » de Coppola où les hélicoptères Huey éraflent le ciel sur l’air de « La chevauchée des Walkyries » de Wagner, ainsi dans  « Cong Binh » de Lâm Lê quand le vieux travailleur indochinois confronte le corps de sa douleur à l’intérieur de l’ancienne Maison centrale du régime colonial français, la prison de Hoa lo à Hanoi . Ce film documentaire possède un caractère exhaustif de par la sensibilité des témoignages, la vérité historique des propos et la beauté des images de fiction. Un film émouvant, particularisé par un plein sens de l’image identifiée sous son acception latine d’Imago et celle grecque de l’Aisthêtikos, entre représentation et réalité, entre effroi et beauté, entre l’Imago qui à l’origine nomme le masque mortuaire, souvenir de celui qui fût, et l’Aisthêtikos, splendeur formelle. Un travail soigné sur la lumière et la couleur module la narration, la rythme et lui accorde sa spécificité, comme à la voix les intonations, au sentiment un vêtement de pluie, à l’image la poésie. Car Lâm Lê est vietnamien. Au Vietnam il n’est nul drame qui ne se révèle et ne s’intensifie hors d’un langage métaphorique, sans lyrisme mais avec poésie. L’obscurité n’est jamais totale ni les ténèbres ne sont éternelles.

Le vieil homme repose. Lâm Lê navigue vers son autre rive, passeur entre l’Indochine et le Vietnam.

Merci pour eux Monsieur Lâm Lê, pour les enfants de Cong binh et les générations futures.

« Meine nacht ist licht »,  « Ma nuit est lumière ».

Long Lê Dinh

(1) Pierre d’attente : Il s’agit d’une de ces grandes pierres grises comme il en existe au Viêtnam où l’on glisse dans les fentes, les anfractuosités des preuves d’amour et de vie . La légende dit qu’une femme qui attend celui qu’elle aime finit par prendre leur forme.

(Cité en addendum à l’article)

Enfin une coupure de presse parue dans medias.unifrance.org :

http://medias.unifrance.org/medias/238/99/91118/presse/cong-binh-the-lost-fighters-of-viet-nam-2013-press-kit-french-1.pdf

« Wir sind die nacht ». « Nous sommes la nuit »…

1939, la nuit est en dedans, au dehors, en l’homme. La peur et la nuit, le silence et la nuit.

C’est déjà le soir… Il y a bien longtemps que le vieil homme ne parle plus des ergots en argent encapuchonnés sur les pattes de ses coqs de combat ni des crues de la rivière Thu Bon qui nappait de limon le sol de la maison familiale. La mémoire s’est envasée. Il se fait tard… De son numéro de matricule, Zaj 47, le vieil homme n’a jamais parlé. Parfois il fait nuit dans la mémoire des hommes. Ils furent des milliers transformés en NN, Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard, frères d’armes des membres du groupe Manouchian, les FTP-MOI : francs-tireurs partisans de la Main d’Oeuvre Immigrée morts dans la lumière. Eux ils furent 20000, travailleurs indochinois requis de force pour l’effort de guerre contre l’Allemagne, intégrés au sein de la MOI : sujets corvéables de la Main d’œuvre Indigène charriant une vie dans la pénombre et le mal du pays. Des années en camps, la guerre, la lutte pour l’indépendance du pays… Après ??? Le silence et le déshonneur d’être considérés au Vietnam comme des collaborateurs de la France colonialiste.

Le vieil homme s’est définitivement tu. En fait, reclus dans l’opprobre et la parole cantonnée dans le mutisme il n’est jamais sorti des camps. Dans un cartable au cuir râpé il conservait un morceau de journal. « Poussière d’empire » : L’importance et l’inutilité d’un message, titrait l’article d’Etienne Chaumeton. Le réalisateur y parlait d’une « pierre d’attente »(1)… Un film de Lâm Lê, fort et lumineux. Dans ce précaire agencement du fatras de l’âme humaine ordonnancé par Lâm Lê, son dernier film « Cong Binh, la longue nuit indochinoise » était déjà en gestation. « Cong Binh » apporte la densité de la chair à « Poussière d’empire » par le témoignage des derniers survivants ayant traversé à marche forcée ces lieux d’être aux sentiments duels ; la ferveur et la foi exaltées, le cadre salvateur de la raison, le destin, le poids du passé, la désillusion, l’oscillation entre espérance et espoir, l’attente et la motion vers la profonde transformation qui ouvrira l’itération des mots d’amour. « Poussière d’empire » était une œuvre matricielle, « Cong Binh » est le coup de fouet de la réalité faisant effraction dans le songe… Une leçon de courage sans alternative.

Lâm Lê donne et prend la parole. Ce film documentaire engagé approuve ces mots de Bertolt Brecht : « Lorsqu’un homme assiste sans broncher à une injustice, les étoiles déraillent ». Lâm Lê acte. Car les hommes font, ce faisant ils se font. Mais il est des situations où l’homme ne s’érige pas, l’histoire les engouffre et les démantèle. Et ceux-là n’ont d’autre avenir que celui d’être dans la lutte. Lutter contre le morcellement et la dispersion, combattre pour une intégrité, l’unité individuelle, familiale, nationale afin d’oublier les espaces de déchirure rythmant la ligne d’une vie tracée en pointillés, d’ici et de là-bas, de nulle part, sous silence, dans l’œil du silence. Lâm Lê les connaît bien ses cong binh, il est de leur famille, un exil en poche. Doucement il dénoue leur parole, avec rigueur pour l’Histoire en ordonne le flot, avec tendresse étanche leur soif et les lave : ni traîtres ni lâches. Son opus est d’eau et de feu, de patience et de combativité, de mort d’âmes tout autant que de passion et de renaissance. Un subtil équilibre dans lequel la brûlure de la douleur n’évapore pas l’authenticité des souvenirs ni l’eau trouble d’une mémoire qui s’efface n’éteint la flamme des convictions. Le réalisateur saisit ces hommes, en capture lueurs et émotions, les aime, les malmène, les éprouve avec justesse et respect. D’une image historique, d’une image exemplaire d’immigrés au devoir d’insertion et d’obéissance il extrait des parts d’une humanité rieuse et douloureuse, souvent frondeuse ; la réalité d’hommes profondément forts et fragiles en leur métissage culturel mal fagoté. Une mise en lumière.

L’écriture cinématographique a cela de puissant : certaines scènes vous transpercent et les traces vous habitent. Il en est ainsi dans « In the mood for love » de Won Kar Wai quand le protagoniste murmure son secret dans le creux d’une pierre des temples d’Angkor et le scelle avec un peu de mousse, de même dans  « Apocalypse now » de Coppola où les hélicoptères Huey éraflent le ciel sur l’air de « La chevauchée des Walkyries » de Wagner, ainsi dans  « Cong Binh » de Lâm Lê quand le vieux travailleur indochinois confronte le corps de sa douleur à l’intérieur de l’ancienne Maison centrale du régime colonial français, la prison de Hoa lo à Hanoi . Ce film documentaire possède un caractère exhaustif de par la sensibilité des témoignages, la vérité historique des propos et la beauté des images de fiction. Un film émouvant, particularisé par un plein sens de l’image identifiée sous son acception latine d’Imago et celle grecque de l’Aisthêtikos, entre représentation et réalité, entre effroi et beauté, entre l’Imago qui à l’origine nomme le masque mortuaire, souvenir de celui qui fût, et l’Aisthêtikos, splendeur formelle. Un travail soigné sur la lumière et la couleur module la narration, la rythme et lui accorde sa spécificité, comme à la voix les intonations, au sentiment un vêtement de pluie, à l’image la poésie. Car Lâm Lê est vietnamien. Au Viêtnam il n’est nul drame qui ne se révèle et ne s’intensifie hors d’un langage métaphorique, sans lyrisme mais avec poésie. L’obscurité n’est jamais totale ni les ténèbres ne sont éternelles.

Le vieil homme repose. Lâm Lê navigue vers son autre rive, passeur entre l’Indochine et le Viêtnam.

Merci pour eux Monsieur Lâm Lê, pour les enfants de Cong binh et les générations futures.

« Meine nacht ist licht »,  « Ma nuit est lumière ».

Long Lê Dinh

(1) Pierre d’attente : Il s’agit d’une de ces grandes pierres grises comme il en existe au Viêtnam où l’on glisse dans les fentes, les anfractuosités des preuves d’amour et de vie . La légende dit qu’une femme qui attend celui qu’elle aime finit par prendre leur forme.

(Cité en addendum à l’article)

La longue nuit Indochinoise
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2 avis sur « La longue nuit Indochinoise »

  • 24 janvier 2013 à 9 h 37 min
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    Jacques,
    Je constate avec plaisir que tu demeures viscéralement attaché à la mémoire qui fait référence à la sensibilité. Cela ne m’étonne pas, connaissant ta générosité naturelle.
    Par ailleurs, tu annonces la sortie prochaine du nouveau roman d’Emile PENA. J’ai eu le privilège de lire le manuscrit et j’ai beaucoup aimé. Notre Président est vraiment bourré de dons créatifs ( dessin, musique, chant, écriture ) et nous pouvons être fiers de constater combien Berthelot recèle de talents dans tous les domaines à l’image de Antoine GASET, Pierre DEL TEDESCO pour ne citer qu’eux. Comment pourrait-on en découvrir d’autres ? Les jeunes qui fréquentent aujourd’hui le Lycée BERTHELOT devraient être sensibilisés à cette excellence ce qui pourrait inciter quelques uns à venir vers nous. La relève est peut-être là !

  • 26 janvier 2013 à 9 h 31 min
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    Le film qui sort le 30 Janvier au niveau National, sera également projeté le 5 Février 2013 à 20 heures à Toulouse au cinéma l’ABC et il sera suivi d’un débat avec son réalisateur Lam Lê.
    L’histoire de deux rencontres entre Pierre Daum le journaliste écrivain et Lam Lê le réalisateur du film
    http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-daum/260113/un-film-necessaire-sur-les-travailleurs-indochinois .

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