Toulouse fut le lieu de mon éducation et de ma prise de conscience du monde. Ma nostalgie enchantée n’est pas Istambul, comme pour Orhan Pamuk, mais bien la ville rose et mon établissement scolaire se trouvait sur la rive droite de la Garonne, le long de l’ancienne voie romaine du sel : le Collège Berthelot, comme on disait alors. Terre historique, terre de tradition qui a vu défiler des générations d’élèves avec leurs professeurs, leurs pions et proviseurs.
Mon époque à moi fut celle de 1951 à 1957 très exactement. Une époque de transition, en apparence calme et studieuse, sans grande effervescence. La vieille Europe pansait ses plaies de la guerre et le tiers monde émergeait par soubresauts. Nous étudions sagement et sans bruit. Nos professeurs nous avaient bien en main et selon nos aptitudes et nos talents, nous préférions l’un ou l’autre. Moi j’aimais par-dessus tout Rognon, notre prof de français en première et j’ai même conservé jusqu’à ce jour ses principales dissertations et ses corrigés. L’un des premiers sujets, en décembre 1955, fut le commentaire du fragment 551 de Pascal : « Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve en soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, de sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir, car il ne nous a point fait montre de son bien mais du nôtre. Et ainsi ce bienfait nous le rend aimable, outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le coeur à l’aimer ». Pensée très belle et très profonde que je compris mal avec mes 17 ans. Le verdict de Rognon fut d’ailleurs sans appel : Sincère mais inexistant, 2 / 20. En relisant mon devoir aujourd’hui, je trouve ce jugement sévère tout à fait mérité. Je ne comprenais pas alors cette pensée pourtant lumineuse. Rognon était alors, comme je l’ai déjà dit, un tout jeune prof, fin et sensible. Il sentait toujours bon le savon parfumé. Nous nous sommes très vite rendus compte qu’il ne pensait pas seulement la littérature française, mais qu’il la vivait. Une telle empathie fut contagieuse.
Nous étudions en 1ère M1 non seulement Montaigne et Pascal mais au cours du premier trimestre aussi Racine et Musset. Rognon nous demandait de disserter comme tant d’élèves avant et après nous sur la fameuse remarque de Montaigne : « ceci est un livre de bonne foi ». Il m’attestait pour ce travail : Assez bien vu mais trop rapide, 9 / 20. Il est vrai qu’à propos de Montaigne, Hegel remarquait sentencieusement que les Essais ne constituaient pas réellement une oeuvre philosophique mais qu’elle appartenait au rayon du bon sens -desunden Menschenverstandes- comme il dit dans son fameux Cours d’Histoire de la Philosophie. Hegel reconnaissait cependant en Montaigne un sceptique spirituel qui mina le dogmatisme. Et les philosophes allemands lui doivent donc une fière chandelle ! Il est d’ailleurs dommage que des esprits forts comme le baron d’Holbach, d’ailleurs d’origine allemande, et La Mettrie qui dut s’expatrier à la cour de Frédéric II de Prusse à Postdam, ne furent pas au programme. C’est bien plus tard que j’ai fait connaissance de ces philosophes sulfureux qui admiraient beaucoupn leur devancier Montaigne. Et Nietzche, qui lisait den Herren Montaigne, den frohmütigen Skeptiker attentivement, l’appelait son Moralkritiker. Il le plaçait même au-dessus de Schopenhauer ! Il le cite une quinzaine de fois dans son oeuvre, ce qui pour lui est beaucoup.
(suite et fin au prochain numéro)……
Par Klaus FLEK